11
Le guidage automatique inséra finalement L’orgueil dans le cône d’entrée et l’accostage se fit en douceur. Les grappins se verrouillèrent de part et d’autre du bâtiment. Quand le contrôleur lui donna pour instruction de s’accoler au tunnel d’accès du port, Pyanfar refusa. Dans les circonstances présentes, il y avait fort à parier que la station n’ergoterait pas et, de fait, elle ne souleva pas d’objections. Simplement, on leur indiqua le chiffre de la pression intérieure et on leur recommanda d’ouvrir l’échangeur atmosphérique du sas.
— Ils savent que ça va mal, murmura Pyanfar. Tirun, il faut que quelqu’un reste à bord. Ce sera toi avec Geran. Désolée.
— Entendu, soupira tristement Tirun – sans discuter. Je préviens Geran pour le portatif ?
— Oui. Je veux que vous soyez en état d’alerte. Si nous sommes dans l’impossibilité de revenir, tu prendras le commandement et ce sera à toi de jouer. Pars et recrute un équipage à Kirdu – des mahendo’sat ou ce que tu trouveras. Je compte sur toi, tu entends ?
Tirun baissa les oreilles.
— Vous croyez vraiment qu’on en arrivera là ?
— Grands dieux, non ! Mais il faut tout prévoir. Si nous perdons – dans tous les sens du terme –, personne, ni hani ni kif, ne devra mettre la main sur L’orgueil. Absolument personne.
— Absolument personne, répéta Tirun. Et Tully ? Qui se charge de lui ? Nous ou vous ?
— Moi. Tully constitue une preuve vivante. Et vous aurez suffisamment de problèmes comme cela. Vous avez l’enregistrement et, en cas de nécessité, vous avez un allié en la personne du maître de station à Kirdu. Je ne vous laisse pas de consignes. Si les choses tournent mal, à toi de prendre les initiatives qui s’imposeront.
— Entendu.
C’était une amputation de l’équipe familiale. Si le pire devait se produire, Tirun et Geran seraient comme un organisme coupé en deux. Mais il n’y avait pas moyen de faire autrement. Haral était grande et vigoureuse et, s’il fallait se battre, Tirun n’était pas en état. Chur était la plus petite de toutes mais c’était aussi la plus féroce. Pyanfar se leva et serra l’épaule de Tirun. L’heure était au réalisme.
Tirun en avait conscience.
Ils étaient tous réunis sur le pont inférieur, lavés, et peignés sauf Tirun qui n’en avait pas eu le temps. Tully portait une chemise stsho serrée à la taille par une ceinture et une culotte bleue du meilleur aloi appartenant vraisemblablement à Haral qui faisait garde-robe commune avec lui. Pyanfar passa l’équipage en revue. Se rappelant le flacon de parfum, elle le sortit de sa poche et le lança à Tully.
— Il ne faut rien négliger.
Tully le déboucha, le renifla avec une moue dubitative mais quand la capitaine lui eut montré par gestes qu’elle entendait qu’il se parfume, il fit tomber quelques gouttes dans le creux de sa main et s’en imprégna la barbe et le cou.
— Ce n’est pas tout.
Pyanfar sortit cette fois un mince anneau d’or des profondeurs d’une autre poche et ce qu’elle lut dans les yeux de Hilfy quand elle le lui tendit la remplit d’aise.
— Je ne t’emmène pas sans anneau. Si nous rencontrons des kif ou même des gens plus fréquentables, il vaut mieux qu’ils sachent d’emblée d’où tu viens, petite.
— Merci, murmura Hilfy, visiblement désorientée et émue.
Geran tira sur son oreille, la perça d’un coup de croc précis et y glissa l’anneau avec dextérité.
— Bien, fit Pyanfar en contemplant sa nièce, le regard brillant de fierté à présent qu’elle arborait son premier anneau. Et maintenant, en avant, que l’on sache ce qui nous attend dehors ! Tirun et Geran, n’ouvrez le sas à personne d’autre qu’à nous. Même si l’on cogne le tambour à le cabosser, quoi que l’on vous promette, soyez intraitables. Activez le communicateur et dites à Or-Aux-Dents de se dépêcher.
— À vos ordres, répondit Tirun.
Ni elle ni Geran n’étaient enchantées de demeurer à bord. Cette dernière toutefois s’efforçait, sans grand succès, d’avoir l’air joyeux.
— Sois prudente, dit-elle à Chur en lui tapotant le bras.
— Bonne chance, ajouta Tirun.
Pyanfar adressa un signe de tête aux autres et se mit en marche avec elles, laissant Geran et Tirun à leurs tâches. Personne ne se retourna sauf Tully qui les enveloppa d’un regard désolé.
Pyanfar s’engagea la première dans le sas et l’attendit, la main sur la bosse dure que faisait le pistolet dissimulé dans sa poche. Toutes les quatre étaient armées. Haral ferma le tambour interne. Une idée extravagante vint soudain à l’esprit de Pyanfar et après un bref débat intérieur, elle prit sa décision. Elle ouvrit l’armoire qui flanquait le tambour externe, s’empara du pistolet qu’elle recelait et le donna à Tully.
Il la regarda avec une surprise inquiète.
— Garde-le sur toi. N’y touche pas et n’y pense pas. Ne t’en sers que si je m’en sers, moi. Compris ? Si tu me vois tirer, alors, tire. Mais je ne le ferai pas. Ici, nous sommes entre gens civilisés. Les hani ne plaisantent pas avec les kif et les kif le savent bien. S’ils veulent faire les méchants, ils seront réduits à rien sous les coups des hani qui fondront sur eux, je te le garantis. Si tu sors cet instrument mal à propos, il t’en cuira.
— Compris, fit Tully avec élan. (Il fourra l’arme dans sa poche et, à l’appui de ses dires, enfonça les mains dans sa ceinture derrière le dos.) Ordres j’obéir. Je non erreur commettre.
— Bien.
Pyanfar fit jouer le verrou. Lorsque le tambour extérieur s’ouvrit et que l’air froid de la station s’engouffra, le brusque changement de pression fit bourdonner ses oreilles. Les bruits qui lui parvenaient n’avaient rien d’inhabituel. Prenant la tête de la colonne, elle s’engagea dans le passage incurvé qui conduisait vers la grisaille du quai encombré d’engins.
La traductrice était désormais inutilisable et Tully était sourd et muet. Pyanfar lui lança un coup d’œil en coulisse quand elle posa le pied sur le débarcadère. Il serrait Chur et Hilfy de près sans les lâcher d’un pas – à moins que ce ne fût l’inverse. Haral, impressionnante avec sa haute et robuste stature, ses balafres et les anneaux d’or qui s’entrechoquaient à son oreille gauche, s’était machinalement placée en serre-file pour protéger leurs arrières, et aussi, sans aucun doute, pour couper la retraite à Tully si jamais il s’affolait. Mais c’était peu probable. Son intuition de chasseresse chevronnée faisait pressentir à Pyanfar qu’en cas d’incident, ce ne serait pas dans cette direction qu’il se précipiterait.
Sur le quai qu’elle balaya d’un regard vigilant, on avait disposé des barrières de cordes et un officiel, une hani de la maison de Llun ou de la demi-douzaine d’autres Familles Protégées assurant la gestion de la station se tenait au milieu du passage ainsi délimité. Il n’en fallait pas davantage dans une base hani où tout ressortissant d’une race civilisée savait ce qu’il lui en coûterait de chercher noise à une gardienne incarnant et sa famille et la charge de celle-ci.
La gardienne en question, à en juger par ses ornements d’oreille, était une hani d’âge mûr portant l’immémoriale culotte noire des hauts fonctionnaires. À l’approche du groupe, elle sortit un pli de sa ceinture, non sans décocher un regard en coin à Tully avant de baisser les oreilles.
— Ker Chanur, vous êtes convoquée en la grande salle de conférences. Vous répondez de tous les membres de votre escorte, étant entendu que le navire mahen fait partie de votre suite.
— Accepté, répondit Pyanfar en prenant le document que lui tendait la Llun. Celle-ci, affichant une attitude d’une irréprochable neutralité, s’effaça pour lui céder le passage. Un cordon sanitaire identique était installé devant l’issue du Mahijiru arrimé au poste de mouillage adjacent.
— Venez, dit Pyanfar aux autres en se dirigeant vers le bâtiment mahen. (Tout en avançant, elle parcourut rapidement la sommation officielle qui lui avait été remise.) Nous sommes accusées de violations de la Charte de la Communauté et de piraterie.
— La peste les poigne ! grommela Chur.
— J’en fais mon affaire. Cela va s’arranger.
Pyanfar leva les yeux et, ébahie, ouvrit la bouche toute grande à la vue de la troupe de mahe qui débarquaient sous la conduite d’Or-Aux-Dents – un Or-Aux-Dents resplendissant en collerette et jupon pourpres, rutilant de décorations.
— Par les dieux ! Regardez-moi ça !
— Si c’est là un capitaine marchand, moi je suis un kif, gronda Haral.
— Avancez.
Or-Aux-Dents présenta ses papiers à la hani de faction mais elle les écarta d’un signe et le laissa passer avec ses compagnons sans plus de formalités. Les deux groupes firent leur jonction dans l’allée qui menait à l’accès principal. Les mahendo’sat portaient tous ostensiblement un pistolet de bonne taille fixé à la cuisse droite et plus d’un arborait des médailles.
— Où nous aller ? s’enquit Or-Aux-Dents.
— Réunion. Ihi. Un endroit où l’on règle les conflits. Ce sont les lois hani qui sont en vigueur, ici, mahe. Les lois de la civilisation.
— Kif ici, murmura le mahendo’sat. Donner Jik consigne surveiller nos arrières.
Le couloir qu’ils suivaient était curieusement vide. Il n’y avait pas de jeunes en vue. Presque personne à part des officiels en uniforme et une infime poignée de hani en tenue d’espace qui s’écartaient devant eux et les regardaient passer en silence.
— Pas assez beaucoup, remarqua l’un des mahe.
Or-Aux-Dents émit un grognement guttural dénué de signification.
Le couloir faisait un coude. Au fond, les portes de la salle de conférences étaient sévèrement gardées. Pyanfar cessa de penser à ses compagnons – aux mahe, à l’humain, à ses parentes. Secouant les oreilles pour mettre ses anneaux en place, elle agita le bras dans un geste majestueux à l’adresse de la hani en culotte noire qui était de faction.
— Chanur, annonça quelqu’un.
Les battants s’ouvrirent et ils pénétrèrent dans une salle où se pressait une foule bruyante qui fit peu à peu silence à mesure qu’ils avançaient. Arrivée au milieu de la salle, Pyanfar s’arrêta et dirigea son regard vers le Point Cardinal où était massée toute la hiérarchie de la station. Il y avait là Llun, Khai et Nauurn, Sahan, Maura et Quna, chacune identifiée par la place qu’elle occupait et par sa couleur.
À leur droite, une confrérie de kif en robes noires. Et deux stsho. Pyanfar plissa le nez et aplatit les oreilles mais elle les redressa en faisant face à Llun qui se tenait au centre de l’aréopage, marque de sa primauté sur les familles de la station. Elle agita le pli et le remit à une huissière qui l’apporta à la doyenne.
— Chanur sollicite son transport sur la planète, dit d’une voix posée la capitaine de L’orgueil. Notre requête s’appuie sur des précédents incontestables.
La doyenne – Kifas Llun en personne – prit sans hâte le document qu’elle glissa dans sa ceinture et dévisagea Pyanfar.
— Une plainte pour piraterie a été déposée en vertu des lois de la Communauté. Cette station est tenue par traité à des obligations qui ont priorité.
— La remise en question des droits d’une famille prime la loi contractuelle et définit le han. Or, notre rang est contesté.
Les lèvres de la Llun se pincèrent et elle marqua une hésitation.
— Il n’y a pas encore eu de défi lancé.
— Non, pas encore mais cela ne saurait plus tarder. N’est-ce pas, ker Kifas ? Vous le savez et je le sais. Et ceux-là y comptent bien. Je pose la question d’équité, ker Kifas.
Un long silence suivit cette déclaration. La Llun baissa les oreilles, les releva. Plissa fugitivement le nez.
— Requête acceptée, laissa-t-elle enfin tomber. La composition du han est effectivement en question. Le droit familial a la primauté. L’audience est ajournée jusqu’à ce que le problème des droits respectifs de Chanur et de Mahn ait été tranché.
— Non, lança une voix à l’accent kif bien reconnaissable.
Un frémissement parcourut le groupe des robes noires et Pyanfar mit ses mains sur ses hanches – tout près de ses poches. À l’effarement général, la troupe des kif s’avança jusqu’au milieu de la salle. Les stsho, blêmes et filiformes, silhouettes anguleuses d’une maigreur affligeante, la tête pendante et la démarche disloquée, les accompagnèrent. L’un des kif dominait ses congénères de toute sa taille et son maintien trahissait l’autorité dont il était dépositaire.
— Akukkakk, murmura Pyanfar en plissant le nez, les yeux braqués sur la confrérie des robes noires.
— Nous protestons contre cette décision, dit le kif à Llun avec une arrogance insolente. Notre droit de propriété a été bafoué. Nous sommes victimes d’un préjudice. Le litige porte sur cette créature extérieure et sur ces mahe. Je réclame que la créature soit dévolue à la juridiction kif. Et que les mahe soient également extradés et nous soient remis pour actes criminels commis sur nos territoires. Ils appartiennent au Mahijiru, navire recherché pour délits à l’encontre de la Communauté.
— Tully, tes papiers, ordonna Pyanfar.
L’humain s’approcha d’elle avec une tranquillité crispée et les lui tendit. Pyanfar les présenta à l’huissière qui commença à les lire à haute voix :
— Tully. Inscrit par les autorités de Kirdy Station et homologué comme membre de l’équipage de L’orgueil de Chanur. Numéro d’immatriculation mahen.
— La connivence est manifeste, dit le kif. J’accuse cet extérieur d’avoir attaqué un bâtiment kif sur nos territoires, d’avoir tué des citoyens kif, d’être l’auteur d’innombrables atrocités et de violations criminelles tant des lois de la Communauté que des lois kif.
Pyanfar, un sourire sardonique aux lèvres, rejeta la tête en arrière.
— Ce n’est là qu’un tissu d’affabulations. Llun va-t-elle s’y laisser prendre ?
— En corrélation avec ces faits, poursuivit Akukkakk, ce vaisseau Chanur et tout son équipage sont intervenus de façon provocatrice à La Jonction. Un de mes navigants a été tué lors d’un incident sur le port ; les hani nous ont attaqués dans les parages de la station et nous avons dû nous défendre. Le mahe ici présent a participé à l’action. C’est un acte de piraterie cynique…
— Mensonge, interrompit Or-Aux-Dents. Je porteur documents de mon gouvernement accusateurs contre ce kif.
— Nous avons affaire à un complot de grande envergure à laquelle Chanur prête la main, enchaîna Akukkakk. Par ambition, sage hani. Ignorez-vous l’ambition dévorante de Chanur ? Moi qui suis un kif, j’en ai entendu parler. Les Chanur ont fait des territoires éloignés que sillonne votre flotte une chasse gardée à l’usage d’elles-mêmes et de leurs partisans. Maintenant, elles ont partie liée avec les mahe. Maintenant, dans leur soif de profit, elles concluent des traités séparés avec les forces extérieures au mépris du pacte communautaire. Les relations entre les kif et les mahe ne sont pas amicales. Nous connaissons ce capitaine et son compagnon qui, embusqués et armés au large de la station, constituent une menace pour nos vaisseaux et les vôtres. Est-ce là votre loi ? Est-ce ainsi que l’on respecte la charte de la Communauté ?
— Llun, fit alors Pyanfar, ce kif ne fait aucun cas de la décision de la station. Je n’ai pas besoin de vous préciser le jeu qu’il joue. La loi protège le han de ce genre de manipulations extérieures. Ces accusations sont une tactique, rien de plus.
— Non, fit une voix derrière elle.
Une voix hani. Qu’elle n’entendait pas pour la première fois. Elle se retourna, les oreilles droites. Au fond de la salle, elle avisa toute une théorie de visages connus. Dur Tahar et son équipage. Et la Faha à côté d’elle.
— Ce n’est pas une audience, dit la Llun. La délégation kif est en droit d’exposer ses doléances. Mais l’arbitrage est renvoyé à plus tard.
Dur Tahar s’avança et se planta devant elle, campée sur ses jambes écartées.
— Ce que j’ai à dire est en rapport avec la protestation que le kif a élevée. Il est fondé à affirmer que la Chanur est allée trop loin et qu’elle se livre à des trafics personnels. Interrogez-la sur une certaine bande de traduction qui a servi de monnaie d’échange avec les mahendo’sat et que Chanur a refusé de nous communiquer. Interrogez-la sur cette créature extérieure que les Chanur font passer pour un membre d’équipage. Interrogez-la sur les accords secrets négociés sur Kirdu excluant toutes les autres hani et qui ont été à l’origine des incidents de La Jonction.
— Par les dieux ! Voilà où est l’ambition ! s’exclama Pyanfar en tendant la griffe vers la Tahar. L’ambition d’une capitaine d’espace qui s’est faite la complice d’un kif massacreur d’hani dans le seul but d’aider sa maison à étendre son pouvoir, oui ! (Son regard balaya le public massé dans la salle – navigantes pour la plupart inconnues appartenant à des équipages de cabotage et étrangères à Anuurn.) Y a-t-il ici quelqu’un d’Aheruun ? Quelqu’un venu de cette partie de l’univers qui pourrait parler au nom du navire de Handur que ce kif a détruit à La Jonction alors qu’il était au mouillage et ignorait tout des conflits dont ce système était le théâtre ? L’ambitieuse, c’est Tahar qui nous a abandonnées à Kirdu alors que L’orgueil était endommagé, se hâtant de rentrer afin d’utiliser l’information à son avantage. C’est Tahar qui prend fait et cause pour les kif qui ont ouvert le feu sur trois bâtiments hani et sur un quatrième venu d’au-delà de notre espace. Pour un kif qui a forcé ces malheureux stsho à venir ici en les terrorisant avec je ne sais quelle histoire insensée. Un kif qui a provoqué une crise ébranlant toute la structure de la Communauté. Oh ! Je sais ce qui rend les Tahar aveugles à la réalité. Mais vous… vous, Faha ! Grands dieux ! Ils ont assassiné vos sœurs et vous prenez le parti de ceux qui vous ont abordées ! Qu’est devenue votre vaillance, Hilan Faha ?
Hilan ouvrit la bouche pour répliquer et s’avança, les oreilles rabattues en arrière et le regard farouche, mais les kif se mirent à glapir et personne n’entendit un mot de ce qu’elle essayait de dire. Finalement, Akukkakk leva un bras gris et osseux pour imposer silence à ses congénères et, se tournant vers la Llun, s’écria :
— Justice, hani ! Je demande justice. La Chanur ment. C’est une aventurière. Depuis le début, elle s’est liguée avec les mahendo’sat, elle a toujours été leur agent, leur alliée, elle fut partie prenante aux agressions impardonnables perpétrées sur notre territoire et que nous n’oublierons jamais.
— Le kif est un tueur, vociféra Or-Aux-Dents. Trente navires il réunir. Ce hakkikt tous les kif rassembler. Créer nouveaux incidents dans Communauté. Se moquer pacte communautaire, cracher sur pacte. (Il sortit de sa ceinture un portefeuille qu’il fourra dans les mains de l’huissière.) Documents officiels de mon gouvernement. Vérité. Hani et mahe pourchasser ce hakkikt, oui. Kif fuir mahe, pénétrer dans territoire de ce nouvel extérieur, Tully. Grand territoire. Grand tintouin. Je révéler vérité au han. Je prouver Akukkakk Hinukku mentir. Je être à La Jonction. Je témoigner kif mentir.
Poussés en avant par les kif, les stsho se mirent à bredouiller :
— Notre station en danger. Nous protester… dénoncer incident. Demander dédommagement…
— Assez ! lança la Llun en haussant le ton pour dominer le vacarme.
Les hani se turent et les kif en firent autant. La voix de Hilan Faha s’éleva dans le silence revenu :
— Llun…
— Assez, répéta la Llun sans aménité. Le kif a le droit de formuler ses doléances. Mais puisque plainte a été déposée, toutes les parties en présence ont aussi le droit d’être entendues. Une nouvelle déposition a été enregistrée.
La Llun tendit une carte qu’elle avait extraite de sa ceinture à l’huissière qui ne savait plus où donner de la tête et qui l’introduisit dans la fente de programmation de l’écran mural sur lequel fulgurèrent aussitôt des colonnes de lettres :
station |
navire |
navire |
navire |
navire |
navire |
personne |
commerciale |
kif |
knnn |
(*) |
hani |
mahe |
tc’a |
stsho |
tuer |
témoin |
ici |
prendre |
surveiller |
connaître |
craint |
veut |
témoin |
hani |
fuite |
aider |
personne |
violation |
violation |
violation |
violation |
violation |
violation |
knnn |
pacte |
pacte |
pacte |
pacte |
pacte |
pacte |
pacte |
communautaire |
communautaire |
communautaire |
communautaire |
communautaire |
communautaire |
communautaire |
aide |
aide |
aide |
aide |
aide |
aide |
aide |
C’était une communication tc’a émise par un cerveau polymorphe matriciel à chaînes de pensée simultanées. Pyanfar l’étudia et poussa un profond soupir. Or-Aux-Dents, le kif, les hani, tous n’avaient plus d’yeux que pour l’écran.
— C’est notre ombre, murmura Haral. Le tc’a avec ce satané knnn.
— Il s’est trouvé un interprète ! s’exclama Pyanfar, les traits soudain fendus d’un large sourire. Il a enlevé ce tc’a sur Kirdu et il communique maintenant avec nous. Que les dieux lui accordent la prospérité… Vous voyez, kif ? Vos voisins n’apprécient pas votre compagnie et quelqu’un que vous ne pouvez pas soudoyer a tout vu.
— Nous sommes dans une situation dramatique à cause de vous ! s’exclama Dur Tahar en se campant devant la Llun. Que les dieux vous maudissent, Chanur, si vous trouvez encourageant le fait que les tc’a soient mêlés à cette gabegie ! Les knnn s’en sont donné à cœur joie avec mon navire comme au temps où l’on massacrait gaillardement les équipages et où on éventrait les vaisseaux. Êtes-vous fière de les avoir rameutés ? Je demande que cette créature étrangère soit incarcérée jusqu’à ce qu’une décision judiciaire soit prise. Je demande la confiscation de la licence et des papiers de ce mahe. Je demande que la capitaine de L’orgueil de Chanur, son équipage et la maison qui commandite ses menées et ses intrigues reçoivent un blâme.
— Et pour les kif, vous ne demandez rien ? rétorqua Pyanfar. Non ? Vous ne demandez rien pour un aventurier kif qui a tué des hani et des mahe ? Qui a provoqué une puissante race extérieure avec tous les risques que cela implique ? C’est de l’ambition, cela, Tahar. De la cupidité. Et de la lâcheté. Que vous a-t-il promis, ce kif ? Que votre flotte n’aurait rien à craindre si l’on étouffe cette affaire ? J’ai refusé les présents qu’il m’a proposés. Qu’avez-vous fait, vous, quand il a cherché à vous circonvenir ?
C’était une accusation portée au hasard mais Tahar coucha les oreilles et ses yeux s’écarquillèrent comme si un coup brutal l’avait frappée à l’improviste. Tout le monde s’en rendit compte et une sourde rumeur s’éleva dans la salle. Les Tahar étaient visiblement prises de court. Les kif se serraient imperceptiblement les uns contre les autres, les stsho en faisaient autant. Leur embarras était une amère satisfaction pour Pyanfar.
— Canailles ! maugréa-t-elle.
Mais un brusque apitoiement s’empara d’elle et elle eut de la peine pour les Tahar et les Faha qui, l’oreille basse, étaient en leur compagnie. Akukkakk, les bras croisés sur la poitrine, arborait un rictus qui arquait ses lèvres vers le bas et étirait son visage à la peau grise et ridée.
— Il rit ! s’exclama Pyanfar. Il rit de la faiblesse des hani. De l’ambition qui nous fait oublier que nous ne faisons pas commerce de n’importe quoi. Et il est convaincu que nous accepterons encore d’en passer par là pour que nos vaisseaux puissent à nouveau s’aventurer hors de notre système – parce qu’il y a là-bas plus de kif encore que vous n’en voyez et que les hani ne se battront pas toutes. Mais les hani s’y sont toujours refusées et elles s’y refuseront toujours. Cela dit, j’ai été assez longtemps retardée. On m’a promis de me transporter sur Anuurn. J’y retourne, maître voleur, maître assassin. Nous nous retrouverons lors de l’audience solennelle.
Akukkakk, toujours dans la même attitude, ne riait plus. Les kif étaient muets. Dans la salle, personne ne bronchait. Pyanfar s’inclina avec raideur devant la Llun, tourna les talons et se dirigea vers la sortie, mais Or-Aux-Dents et ses amis s’attardèrent, toisant les kif. Tully ralentit le pas et se retourna. Pyanfar en fit autant.
— Venez, Or-Aux-Dents, lança-t-elle au mahe, la mine maussade. Je suis garante de vous comme la Tahar a accepté d’être garante des kif sur la station. Venez.
Les Tahar ne relevèrent pas le sarcasme, preuve manifeste de leur désarroi.
— Je avoir ami, dit Or-Aux-Dents à Akukkakk. Ami, cette fois, et pas à quai. Vous accoster tranquilles, kif. Peut-être demandez hani escorte, hein ?
Akukkakk lui décocha un regard meurtrier.
— Possible. Possible aussi que Chanur aura l’obligeance de m’escorter elle-même. Quand elle reviendra d’Anuurn.
Un frisson glacé parcourut l’échine de Pyanfar. Elle resta quelques secondes à dévisager le kif, supputant ses chances. La Llun et les capitaines caboteurs devaient sans nul doute se demander, de leur côté, ce qu’ils pourraient faire face à sept bâtiments kif et à deux corsaires mahe.
— Donnez-moi la créature, fit alors Yhakkikt. La créature ou l’enregistrement. Je ne suis pas tellement exigeant. Je pourrai l’obtenir tôt ou tard des mahe.
— Comme ce que vous avez obtenu des hani ? glissa Or-Aux-Dents.
— Ce que les hani donnent, c’est au han d’en décider, répliqua gravement Pyanfar. Il faut le consensus. Peut-être, hakkikt. Il faudra en reparler avec de bonnes assurances de part et d’autre. Avant que le pacte communautaire n’ait à souffrir de plus graves préjudices encore.
Le silence s’éternisait. Tous les yeux étaient braqués sur Pyanfar – les yeux pâles et hantés des stsho, les yeux noirs bordés de rouge des hani, les yeux cernés d’ambre des kif. Cette fois, Or-Aux-Dents et son équipage lui emboîtèrent le pas ainsi que Tully, blême, la barbe noire moite de sueur.
La porte s’ouvrit et se referma derrière eux. Ils passèrent devant les gardiennes Llun. Le couloir était désert.
— Je regagner mon navire, annonça Or-Aux-Dents. Repartir pour surveiller crapules kif.
— Moi, je vais prendre la navette, répondit Pyanfar. J’ai des affaires à régler qui ne peuvent pas attendre. J’ai un fils stupide et la maison de Chanur traverse une grave crise. C’est une question de vie ou de mort, mahe.
— Kif retrouver vous. Tirer sur navette. Jik vous escorter. Vous suivre de près, faire orbite et vous ramener saine et sauve.
Pyanfar dévisagea le mahe. Il était solennel. Elle serra son bras musclé sous la fourrure noire.
— Si vous avez besoin d’assistance par la suite, elle vous sera acquise. Une assistance de première classe. Le kif ment. Vous le savez.
— Oui. Savoir depuis début.
Leurs chemins se séparèrent à l’intersection. Pyanfar désigna à Or-Aux-Dents l’embranchement conduisant au quai et il s’y engagea avec ses compagnons tandis qu’elle faisait signe à son groupe de prendre le corridor incurvé aboutissant à l’aire de lancement de la navette.
Entendant des pas précipités et des crissements de griffes de hani, elle fit volte-face, imitée par Tully et les autres. C’était une jeune fonctionnaire en bouffant noir.
Le souffle court, elle fit une brève courbette et se redressa, baissant les oreilles d’un air emprunté.
— Ana Khai, capitaine, se présenta-t-elle. La station vous prie de me suivre. Vite et discrètement.
— J’ai l’autorisation de partir là où m’appellent des affaires urgentes, jeune Khai. La navette en partance pour la planète m’attend. Je n’ai pas de temps à perdre en palabres.
— Je ne fais que vous transmettre le message, répondit la Khai. J’ai ordre de vous conduire auprès de Llun. Hâtez-vous, je vous prie.
Pyanfar lança à la jeune hani un regard furieux, acquiesça sèchement et ordonna du geste aux autres de la suivre.
— Vite, alors, laissa-t-elle tomber sur un ton rogue.
Tout le monde s’ébranla. C’était à peine si la messagère parvenait à précéder Pyanfar tant l’allure de la capitaine était rapide.
Devant la petite salle de réunion toute proche était rassemblée une foule d’agents de la station et de capitaines caboteurs qui s’écartèrent à leur approche et s’engouffrèrent à l’intérieur sur leurs talons.
Le vieux Llun était effectivement là, trônant dans un imposant fauteuil garni de coussins, entouré de ses concubines-filles-nièces et de plusieurs de ses fils dans la prime jeunesse, sans parler de ses clients, d’officiels en culotte noire et de quelques capitaines d’espace. Kifas Llun, sa première épouse, était présente ainsi que des membres d’autres clans. Llun était une Maison Protégée. Nul ne pouvait porter de défi au Llun. Il occupait un poste trop névralgique ainsi qu’il en allait de tous ceux de ses pairs qui avaient la responsabilité des ports, des canaux et autres installations communes à tous les hani sans distinction. Il était d’âge vénérable mais n’en impressionna pas moins Pyanfar quand il se leva.
Abandonnant sa moue renfrognée, elle s’inclina respectueusement devant lui et Kifas.
— Je veux voir cette créature étrangère qui nous cause tant de soucis, dit le Llun d’une voix caverneuse et sourde.
Pyanfar se retourna et prit Tully par le bras. L’humain semblait affolé et, d’après son expression, s’approcher du vieillard ne lui disait rien qui vaille.
— Ami, lui dit Pyanfar.
Alors, il avança mais elle ne desserra pas l’étreinte de ses griffes afin de lui rappeler les bonnes manières. Il s’inclina – il lui restait encore assez de sang-froid pour se plier à l’étiquette.
— C’est un mâle, na Llun, fit calmement Pyanfar.
Le Llun hocha lentement la tête et son épaisse crinière suivit le mouvement. Il plissa la bouche d’un air intéressé.
— Agressif ?
— Civilisé. Mais à l’instar des mahe. Armé, na Llun. Il a été détenu quelque temps par les kif, a tué ses propres compagnons et s’est évadé. C’est là où tout a commencé. Nous avons une bande de traduction qu’il a enregistrée et nous la tenons à votre disposition. J’insiste pour qu’il soit noté qu’il l’a enregistrée spontanément pour des motifs qui sont les siens. Quant à la Tahar… c’est une question qui concerne le han et je n’ai pas eu confiance en elle comme messagère. Je serais navrée d’avoir eu raison, les dieux m’en sont témoins. Maintenant, avec votre permission, na Llun, je répondrai à vos questions à mon retour. Je suis pressée par le temps et j’ai été autorisée à partir.
— Défi a été porté, dit Kifas Llun – et Pyanfar lui jeta un regard féroce. Nous venons juste de l’apprendre.
La capitaine de L’orgueil poussa Tully vers Hilfy et, sans un mot de plus, se dirigea vers la sortie.
— Il existe un moyen plus rapide, ker Chanur. (Pyanfar se retourna vers Kifas, la mine farouche.) Écoutez-moi.
— Je veux une liaison communicateur. Immédiatement.
— Écoutez-moi, ker Chanur. (Kifas traversa la salle et la prit par le bras pour l’arrêter.) Notre neutralité…
— La peste soit de votre neutralité. Débarrassez-moi des kif. J’ai à faire sur Anuurn.
— J’ai un navire, fit soudain une des capitaines des lignes intérieures sans y avoir été invitée. Il n’est plus de la première jeunesse, ker Chanur, mais il est capable de vous conduire à Chanur en vol direct, ce qui n’est pas possible avec une navette. Le Bonne fortune de Rau, port d’attache Tyo. Je le mettrai volontiers à votre disposition quoi qu’il puisse en coûter, pour rendre service à Chanur.
Pyanfar regarda la capitaine vieillissante. Elle avait à peu près la stature de Haral. Les Rau étaient des hani de l’intérieur ne possédant ni terres ni biens en dehors d’un ou deux bâtiments de charge, exception faite de leurs colons implantés sur Tyo.
— Votre parole a du poids, Pyanfar Chanur, reprit Kifas. Nous avons les mains liées par le pacte et nous ne pouvons rien faire de plus que retenir les kif sur la station. Vous avez les mahe pour vous escorter. Vous avez plus de moyens d’action que nous. Chanur possède encore deux navires qui peuvent être utiles. Les Tahar…
Kifas laissa sa phrase en suspens et agita ses oreilles avec embarras.
— Oui, les Tahar. Je crains de ne pouvoir compter sur leurs vaisseaux dans les circonstances présentes.
— Nous sommes dans l’incapacité d’organiser une défense. Vos capitaines sont sur la planète avec presque tous les équipages. Nous ferons lanterner les kif le plus longtemps possible mais, vous l’avez dit vous-même, il y en a d’autres ailleurs.
— Et les capitaines des lignes intérieures ?
— Face à des navires pouvant accomplir le saut…
Pyanfar balaya du regard les capitaines présents.
— Montez à bord de tous les navires de saut que vous trouverez. Vous pouvez vous substituer à leurs équipages. Prenez-en le commandement. Ne tenez pas compte des maisons auxquelles ils appartiennent. Tenez-les prêts à appareiller. Je réunirai les capitaines Chanur et tous ceux que je réussirai à trouver. En attendant, tenir ces vaisseaux parés pour prendre l’espace est ce qu’il y a de plus efficace pour mettre les kif en échec. (Elle regarda gravement Kifas Llun.) Votre neutralité n’est plus qu’un vain mot. Donnez-moi quelqu’un qui m’accompagnera pour témoigner de ce qui se passe ici. Il faut que je parte sur-le-champ. Le Mahijiru et l’Aja Jin tiendront les kif en respect et m’ouvriront la voie. Si je n’interviens pas, ker Llun… ce ne sera pas seulement Chanur qui souffrira de l’ébranlement du han. Les Tahar sont en bas, j’en suis convaincue, attendant de recevoir leur part des dépouilles. Vous êtes dans l’engrenage, que vous le vouliez ou non. Je ne laisserai pas sombrer Chanur.
Kifas Llun se tourna vers la Rau.
— Êtes-vous prête à embarquer, Rau ?
— À l’instant, répondit la capitaine.
— Ginas ! (Kifas avait fait signe à une hani de sa suite.) Tu accompagneras les Chanur. Tu diras ce que tu sais, tu répondras aux questions que l’on te posera. Tu es désormais sous les ordres de Pyanfar Chanur.
Ginas s’inclina et Kifas désigna la porte d’un geste large.
— Hai Llun, murmura Pyanfar.
Après un rapide salut de courtoisie pour prendre congé de Kifas et de na Llun qui s’était rassis, elle sortit avec son équipage auquel s’était jointe l’émissaire Llun.
— Par là, dit la Rau qui marchait en tête pour leur montrer le chemin du quai.
Kohan n’avait sûrement pas accepté le défi dès qu’il avait été lancé dans la mesure où il ne savait pas qu’elle avait rallié le système. Maintenant, il le savait sans aucun doute : les maisons étaient automatiquement averties quand un navire de leur flotte arrivait au port. Et Kohan était trop avisé pour se lancer dans une pareille aventure de but en blanc. Pyanfar s’accrochait de toutes ses forces à cet espoir.
Il fallait deux heures de vol pour se rendre de l’aire d’atterrissage de la navette à l’aéroport qui desservait Chanur, Faha et les domaines de moindre importance de la vallée. L’offre de la Rau leur permettrait de gagner un temps précieux. Pyanfar comptait aussi là-dessus.
Et sur les deux bâtiments mahen.
Veuillent les dieux qu’Akukkakk nourrisse également quelque espérance. Si l’un de ces navires kif lançait le signal d’attaque, si le kif avait des tendances suicidaires… il pourrait passer aux actes pour peu qu’il y ait d’autres unités kif au delà du rayon d’action des sondeurs. Du fait du décalage temporel, cinq ou six heures s’écouleraient peut-être entre l’envoi du message et l’assaut. Avec un peu de chance, les kif ignoraient que les équipages des vaisseaux hani rassemblés dans le système étaient réduits au minimum. Avec un peu de chance, ils les considéreraient comme une menace… à condition que personne ne parle.
— Votre navire est-il armé ? demanda Pyanfar à la Rau.
— Nous avons quelques fusils à bord.